Dimanche 4 novembre 2007 à 23:52


Image de soi, belle image, chère image. Comme tout le monde, M. Brume s'inventait des noms et se parait de hauts faits imaginaires comme on se déguise pour un bal masqué.

En quête de métaphores pertinentes, il se demandait: Suis-je  un lion ? un aigle ? un chaud lapin ? un froid crocodile ? un loup pour l'homme ?
Rien de tout cela.
Monsieur Brume avait beau tourner sa liste dans tous les sens, scrupuleusement, comme il accomplissait toute tâche, il ne trouvait idoine qu'un emblème possible : la tique. Vous trouvez cela trop peu flatteur ? Qu'importe ! Monsieur Brume s'en fout, les tiques tout autant.
En effet, Monsieur Brume était capable d'attendre des semaines, des mois, des années, dans un état de semi-léthargie, mâchonnant des syllabes, gribouillant des phrases, bâillant sur de gros ouvrages. Mais qu'un livre empli de mots prometteurs passât à sa portée, il se laissait tomber dessus, perçait la couverture d'un coup de dent et pompait résolument, ni trop vite ni trop lentement, des phrases brûlantes qui lui fouettaient l'esprit, le soulevaient, et le portaient à danser. Il y trouvait de stupéfiantes figures, des perspectives imprévues qui chambardaient l'ancienne ordonnance et vous laissaient nu au milieu des ruines, dévoré d'un ardent désir de tout reconstruire aussitôt.
Entre les livres utiles (il y en a aussi beaucoup d'inutiles), Monsieur Brume savait distinguer ceux qui contribuent à meubler notre édifice mental et ceux qui en renversent les murs ; ceux qui font prendre des notes et ceux qui font écrire. Il végétait avec les premier dans un état de douce somnolence, mais par la magie des autres, il s'offrait de loin en loin une complète renaissance. Une tique, je vous dis !

Vous aimeriez bien savoir…

Simone Weil, La Pesanteur et la grâce ;
Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire ;
Lucrèce, De natura rerum ;
Karl Marx, Le Capital ;
Giorgio Bassani, Le Jardin des Finzi Contini ;
Marcel Proust, A la Recherche du temps perdu ;
l'Iliade,
Epictète, Entretiens ;
Gérard de Nerval, Sylvie ;
Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V Stein et Le Navire Night ;
René Char;
Jacques Lacan, Ecrits.

Pas assez pour remplir une bibliothèque, mais pour une vie, cela peut suffire.



Lundi 29 octobre 2007 à 23:39


Il faut s'y faire : on n'est jamais calé pile dans ce qu'on a l'air d'être, et tout aussi peu dans ce que l'on pense être. On est toujours privé de la part de soi la plus essentielle.  Celui qui dit « moi » et qui s'en explique n'est  jamais le sujet véritable de nos actes réussis ou manqués, de nos pensées rassises ou folles. Ce sujet, le « vrai », est toujours désajusté, décollé de toutes ses manifestations visibles ou conscientes, autre et ailleurs. Et ça laisse des vides un peu partout, des zones d'ombre, comme des placards avec ou sans cadavres, des tiroirs emplis de lettres jamais ouvertes.

En réalité, pas très pertinentes ces idées de plein et de vide, d'ombre et de lumière, et et encore moins celle d'intérieur et d'extérieur.

Je me rappelle avoir lu quelque part une étrange conception qui comparait le corps à un gant retourné. L'extérieur serait donc l'intérieur et réciproquement. Le véritable point de contact avec l'extérieur, le lieu réel des échanges du corps et de la réalité qui l'enveloppe serait alors la muqueuse gastrique, la paroi du tube digestif. La peau, au contraire, serait la véritable scène du « monde intérieur », le lieu d'élaboration de ce moi si incertain.
Je ne sais pas exactement ce que vaut cette conception, jusqu'à quel point on peut la suivre. Mais elle a le mérite de nous obliger – ne serait-ce que par jeu - à changer complètement notre dispositif de pensée.

Inutile d'aller chercher les mystères de l'âme avec un scalpel dans les profondeurs du corps, dans la matière, dans le réel : l'âme n'est pas chose, mais signe ; signe, et même pas encore sens : le signe fait le beau quand le sens échappe encore.
Corps, comportement,  élans affectifs, angoisse ou euphorie, soif de vivre ou fascination du néant, rien ne sert de les expliquer, d'en justifier l'existence par on ne sait quelles causes matérielles ; il faut apprendre à les lire.



Dimanche 7 octobre 2007 à 23:28

Ça parle.
Il entendait toujours une rumeur derrière la porte fermée.
Il savait voir les portes là où le regard des autres se perdait dans l'épaisseur du brouillard.
Il captait des émissions étranges.
Il pouvait reconnaître les voix portées par la sombre rumeur du monde ou le froid tremblement des astres.
Au cœur battant de la brume, l'oreille attentive, il se laissait porter de voix en voix et recueillait parfois deux ou trois mesures d'une musique inconnue.
Les yeux grands ouverts, sensible à tout murmure. Il laissait filer l'écoute, lâchait la voile au gré du vent et dérivait seul dans le clair-obscur.
Nulle tension, nulle angoisse. Parvenu si loin de lui-même, quel souci lui pèserait encore ?

Il était le pêcheur scrutant des ombres fugitives sous le mouvant miroir des eaux, l'amoureux ponctuel, encore seul au rendez-vous, mais confiant.
Mots gris et flous, phrases vagabondes, paroles impénétrables comme ce brouillard qu'aucun regard ne perce.

Et soudain la porte s'ouvre, une portion de paysage se dévoile, surpris par le soleil, et lance un cri de lumière.




Mardi 2 octobre 2007 à 12:11


- Pour illustrer mon dernier propos, je vous emmène dans la cuisine de mon blog.

Vous vous souvenez de cette image ?



Plusieurs personnes l'ont trouvée belle et ont laissé à son sujet des commentaires élogieux pour le photographe.

- Attends ! Ne t'emballe pas ! Il y a des gens qui t'aiment bien, et qui ne ratent pas une occasion de te faire plaisir en flattant ta déplorable vanité. Et ça marche.

- Peut-être, après tout. Mais, pour la clarté de ma démonstration, feignons l'émerveillement. Et puis, quoi que tu penses, elle n'est pas laide, cette image. Je le dis d'autant plus facilement qu'en tant que photographe, je n'y suis pas pour grand-chose. J'ai saisi cette berge du Rhône comme elle se donnait et telle quelle je l'ai livrée, sans retouche.

- Où veux-tu en venir ?

- Tout simplement au fait que, ce morceau de paysage, des milliers et des milliers de gens le trouvent sous leurs yeux lorsqu'ils passent sur la route.
Or, parmi ces milliers de gens, qui le regarde ce morceau de paysage ? Et parmi ceux qui le regardent, qui le remarque ? Et parmi ceux qui le remarquent, qui se rend compte qu'il est beau, tout simplement beau ?

Bien sûr, quand on roule sur cette route, on est pressé, avec des tas de soucis dans la tête ; on est fâché d'avoir dû se lever trop tôt. Au volant de cette voiture, au guidon de cette moto ou de ce vélo, ce ne sont que des ombres, les ombres de pauvres gens qui, dès le réveil sont déjà comme au bureau ou à l'atelier, plongés dans les emmerdements de la journée, indisponibles.

Bien sûr, si on regarde un peu plus loin, le long du fleuve, on tombe sur un vilain bâtiment qui n'ajoute rien au paysage.

Bien sûr, il ne fait pas toujours beau.

Bien sûr, bien sûr, bien sûr.

Pourtant, cette beauté-là, je n'ai pas eu besoin de la fabriquer, de l'inventer, de me persuader laborieusement de son existence. Il m'a suffi d'admettre qu'elle pouvait exister, de laisser courir mon regard, puis de l'attraper.  Elle était là, disponible, gratuite. Ça ne m'a pas pris plus d'une minute.

Voilà.



Lundi 1er octobre 2007 à 11:38


Je ne dis pas que la vie est belle ou qu'elle est laide.

Simplement, elle est là, inexpliquée, imparfaite, mais là.
Et moi aussi, je suis là, tout aussi inexpliqué, tout aussi imparfait, mais riche d'un zeste de désir.

Alors, qu'est-ce qui m'empêche d'essayer, autant qu'il m'est possible, d'en faire quelque chose de beau ?
Juste pour voir...

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