Lundi 11 juin 2007 à 19:22


Qu'il était beau, le monde familier de l'enfance ! Un de ces paysages pimpants comme on les découvre juste après l'averse : lumineux, frais, sentant la terre mouillée.

Mais on l'avait mis en garde : « Fais bien attention, il y a un gouffre quelque part. Regarde bien où tu mets les pieds, ne va surtout pas tomber dedans ! »
Il demandait alors : « Dites-moi où il est ; si vous me le dites, ce sera bien plus facile pour moi de faire attention ». Et on lui répondait vaguement qu'on ne savait pas exactement où il était, qu'on se souvenait bien de quelqu'un qui l'avait aperçu, mais que personne ne pouvait vraiment dire…  Une seule certitude cependant :  le gouffre existe.
Alors il ouvrait tout grand les yeux et sondait le terrain devant ses pieds. Par chance, le gouffre n'était jamais sur son passage et sa peur s'étiolait peu à peu, et tournait à une espèce de confuse déception.
« Parlez-moi de ce gouffre », demandait-il parfois. Alors, on le régalait de belles paroles. « Quelle calamité que ce gouffre dans un monde si beau ! », soupiraient les uns ; certains affirmaient doctement: « Le gouffre donne tout son sens au monde, c'est sa vérité » ; d'autres rectifiaient aussitôt : « Le scandale de ce monde, oui, le scandale ! » Pour les plus optimistes, l'entrée du gouffre était dissimulée bien loin des chemins battus, au cœur d'une forêt impénétrable ; mais les plus fanatiques agitaient la menace d'une bouche énorme prête à s'ouvrir aux endroits les plus inattendus pour tout engloutir. Des esprits forts s'en amusaient ou faisaient semblant. Les enfants jouaient parfois au gouffre. Un effaré proclamait parfois : « Le gouffre, c'est moi ! Je suis le gouffre ! » et tous le frappaient pour qu'il se taise, ce briseur de tabou.

La présence obsédante de ce gouffre invisible avait donc pourri son enfance. En grandissant, il s'était demandé s'il ne s'agissait pas d'un conte, d'une mauvaise plaisanterie, d'une ruse d'adulte pour vous mettre d'emblée à l'abri du bonheur. Il restait méfiant, cependant, scrutant toujours le sol devant ses pieds. Les yeux lui sortaient de la tête.

Cette histoire de gouffre devenait usante. Elle interdisait tout abandon à la beauté de ce monde, enlevait aux rêves les plus profonds toute chance d'accomplissement.
Un beau jour, devenant adulte, il en eut assez et décida de relâcher son attention. Il s'étendit sur le sol, ferma les yeux et s'abandonna, en équilibre à la frontière du songe et de la réalité. Et alors, à l'abri de ses paupières fermées, son regard, devenu tout intérieur accrocha une ombre flottante. Il comprit. C'était le gouffre. Ce gouffre dont on lui avait rebattu les oreilles. Il était là, non pas en un point quelconque du paysage, mais ici, à l'intérieur de lui-même : vertigineux, ténébreux, effrayant.
Toutes ces années durant lesquelles, le regard tendu en avant, il avait si frénétiquement cherché le gouffre au dehors l'avaient provisoirement mis à l'abri de cette découverte : il ne s'était jamais tourné vers son monde intérieur.
Instantanément, il mesura toute la portée de l'événement.
Pourtant, bien plus que le gouffre lui-même, ce qui le terrorisait, c'était l'idée que quelqu'un pourrait apprendre la vérité. Ecrasé par cette révélation convaincu d'être lui-même le mal absolu, il pouvait néanmoins se retenir, faire semblant. Par tout l'extérieur de son être, il demeurait présentable : rien n'avait changé dans son apparence. Il décida donc de donner le change. Il se garda de toute allusion au gouffre et si d'aventure un enfant ou un adolescent l'interrogeait, il devenait à son tour évasif. Pourtant, il se savait irrémédiablement anéanti, parce que le gouffre, c'est le mal. « Pourquoi moi ? Pourquoi ? » se demandait-il.

Le pauvre ! il ne se rendait pas compte que cette découverte du gouffre, tous ceux qui l'entouraient l'avaient faite, chacun à son tour, saisis par le même vertige intérieur. Et chacun s'en accommodait vaille que vaille.
En public, on feignait de croire que le gouffre était ailleurs, nécessairement ailleurs, au point même que certains en arrivaient à oublier sa présence; mais en privé, c'était une autre affaire.
Chacun soupçonnait plus ou moins l'hypocrisie des autres mais se gardait farouchement de tout sous-entendu, craignant de se trahir soi-même.


Dimanche 10 juin 2007 à 23:47


Dans une arrière-cour où je m'étais égaré j'ai vu s'ouvrir une porte par hasard et j'ai su que c'était celle du paradis. Je ne suis pas entré, mais j'ai eu le temps de voir : c'était beaucoup plus que le paradis des images. La beauté pure, la vérité vraie, la lumière belle où tout se mélange.

Je ne savais pas que c'était si près, le paradis, et qu'il était si facile d'y accéder. La découverte était dérangeante. Agaçante plutôt. Le paradis n'est pas de ces choses auxquelles il est bon de croire. Je le pensais alors … et je le pense toujours.
 

Et voilà que le Paradis m'est apparu, sans que j'aie rien demandé.
Et je n'y suis pas entré. Je n'ai pas saisi cette occasion, parce je l'aime, cette bonne vieille Terre qui pue, parce que je les aime, mes semblables qui me tapent par ailleurs tellement sur les nerfs, parce que je n'ai pas encore terminé ma route et qu'une existence laborieuse où tout est à conquérir, où l'épreuve rend plus fort, plus grand, plus humain, vaut mille fois mieux à mes yeux que la dissolution définitive dans un grand bain de perfection et de félicité.
A vrai dire, je ne l'avais pas trouvée tout seul cette porte dérobée. Mes doutes, mes errances coupables m'avaient traîné de ruelle en ruelle jusqu'au fond de cette cette arrière-cour.
Je songeais à m'en retourner, quand la porte s'est ouverte. Une jeune fille a franchi le seuil, m'a aperçu, m'a tenu la porte, juste un instant, pensant que je voulais entrer, puis l'a refermée tout doucement. Elle m'a souri sans me parler, elle est arrivée jusqu'à moi. Que dire de cette jeune fille, sinon qu'elle me paraissait simple et lumineuse comme une couleur sans mélange ? Une belle tache gaie dans la grise purée de la vie.
Elle me regardait, mais je ne savais pas ce que vraiment elle voyait de moi, tant son regard me semblait transparent. Et puis, que pouvait-elle distinguer dans le fatras de mon âme ?
- Qui êtes-vous ? lui ai-je demandé.
- Pourquoi cette question ? Si je le savais… Je fais le va-et-vient. Je suppose que je suis un ange et croyez-moi ce n'est pas facile. Un temps ici-bas, un temps au-delà. Ici comme une petite lumière, là-bas comme une ombre. Un ange, rien de plus, sans pouvoir, plus léger qu'un sourire… Mais vous, que faites-vous ici, égaré à la frontière du temps et de l'éternité ? Votre heure n'est pas venue et de toute manière l'entrée principale n'est pas ici. Réfléchissez bien, ne commettez pas d'erreur.
- Quelle erreur ?
- C'est à vous de le savoir.
Elle s'est éloignée, fraîche et légère comme un souffle de printemps.
Alors je l'ai suivie. Pour elle. Seulement pour elle.


Lundi 14 mai 2007 à 20:00


Le corps, son ombre, ce que nous croyons être et ce que voient les autres. Quatre personnes en une, mieux que la Trinité : la matière, une projection géométrique, l'amour-haine pathétique de soi pour soi, et cette instance étrange, tout à la fois miroir où se contemplent ceux qui croient nous voir, transparence qui n'arrête aucun regard, ou banal malentendu.

Lundi 7 mai 2007 à 19:10


Quand on dit « je » ici, vous pouvez être sûrs qu'il ne s'agit pas plus de moi que si je disais « un autre ». Non ! non ! je ne me cache pas, on ne peut même pas dire que je mens. En tout cas, le mensonge, si mensonge il y a, n'a rien de délibéré. C'est simplement que le moi, le mien en tout cas, est comme une grande amibe. Je crois l'attraper, mais je n'en saisis qu'un morceau et tout le reste continue de bourgeonner loin de mon regard. Je passe d'un fragment à l'autre. Je peux décrire ce que j'ai sous les yeux, mais le reste... Pour aller en voir une autre partie, je dois commencer par lâcher celle que je tiens. Alors, plutôt que de se casser la tête, il vaut mieux admettre que tout cela n'a pas tellement d'importance. Pour me rassurer, j'essaie de croire que je ressemble aux nuages dans le ciel. Ils sont vraiment beaux. On ne les voit pas trop bouger; mais que passent trois minutes, tout a changé. Parfois je pense que le moi est une eau qui coule, comme un fleuve. J'ai encore en réserve bien d'autres métaphores : je vous en fais grâce.

Mais alors quoi ? Si je ne suis pas fichu de dire qui je suis, s'il n'y a rien en moi de précis, de fixé, de stable, je ne suis donc rien ?
Qu'on se rassure (si l'on peut dire), tandis que j'oscillais d'une forme à une autre, tandis que parfois je me tenais en équilibre, un pied sur une ébauche d'identité, un pied sur une autre, je laissais ma trace plus ou moins profonde, sur le sable des plages, sur l'asphalte des routes, sur le cœur de mes proches, partout où je passais. Si le projet reste à jamais hasardeux, les faits cumulés aux fils des années témoignent prosaïquement de ce que je fus. Rien d'enthousiasmant.
Au début du parcours, on véhicule un maximum de désirs et d'incertitudes et on ne sait pas où l'on va ; à la fin, les désirs et les incertitudes sont toujours là, pour nous narguer, mais la trace est faite ; on ne peut plus gommer les détours, les mesquineries, les trahisons.
Et puis, toutes ces ambitions, ces folles ambitions sont-elles faites pour être comblées ? Ne jouent-elles pas pleinement leur rôle en tant que rêves, simplement en tant que rêves ?
Quand je me serai envolé, j'emporterai tous ces rêves avec moi ; il ne restera plus que cette trace, pour dresser le bilan de ma vie – si quelqu'un veut bien s'y intéresser – avant qu'on ne m'oublie tout à fait.


Lundi 30 avril 2007 à 22:08


Je bats les cartes. Chacune est une manière de voir.
La première carte révèle un visage ; la deuxième une joue lacérée ; la troisième un petit lambeau d'âme ; la quatrième, un flot d'espérance ; la cinquième un moment d'incertitude ; la sixième un instant suspendu ; la septième dit oui et la huitième dit non ; la neuvième est un cri ; la dixième un silence ; la onzième un éclair de lucidité ; la douzième le néant.
Et j'abats mon jeu : Non pas divination, mais révélation. Strip-poker du réel. A chaque levée, j'arrache une peau du bel oignon.
Et mes yeux pleurent, comme il se doit.






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