Mercredi 30 janvier 2008 à 19:33
Tandis qu'il sautait d'un songe à l'autre, Monsieur Brume fit un faux pas et tomba au beau milieu de nulle part, sur une gigantesque esplanade dallée qu'entourait une haute palissade. Tout autour de lui, des centaines et des centaines de personnes déambulaient sans but apparent, chacun suivant son propre chemin ; la plupart tournaient en rond. Ces gens étaient tous enveloppés d'un ample manteau blanc, et portaient sur le visage un masque blanc, dénué d'expression. Tous répétaient, inlassablement, d'une même voix plaintive : Qui suis-je ? Qui suis-je ?
Monsieur Brume porta sa main à son visage : pas de masque, heureusement. En revanche il était en pyjama. C'était un peu embarrassant, mais normal, vu les circonstances. Et puis, les manteaux que portaient tous ces gens pouvaient aussi bien passer pour des chemises de nuit.
Il les observa un moment. Personne ne sembla noter sa présence. Tout le monde marchait, mais au hasard. Chacun se mouvait, mais la foule en tant que telle semblait immobile. Grouillante, agitée, mais immobile. L'air vibrait d'un bourdonnement confus, résultant de l'accumulation de tous ces «Qui-suis-je ?» inlassablement répétés.
Brume aurait aimé leur tendre un miroir, à ces gens, pour qu'ils puissent se voir, et peut-être se reconnaître, mais il n'en avait pas. Dans leurs rêves, les dormeurs vont le plus souvent sans bagages. Et à quoi cela aurait-il servi, puisqu'ils étaient tous pareils.
Cet étrange mouvement sur place finit par donner le tournis à M. Brume. Il décida de gagner la palissade. Mais seul à savoir où il allait, seul à marcher en ligne droite, il se heurtait à tous.
Arrivé à la palissade, il la suivit sur une centaine de mètres, jusqu'à l'angle le plus proche. Il n'y avait pas la moindre porte, pas la moindre ouverture sur l'extérieur. Brume s'adossa aux planches et ferma les yeux un instant, veillant à ne point céder au sommeil. Dans quel abîme pourrait se perdre un dormeur qui s'assoupit en rêve ? Quand il rouvrit les yeux, il sursauta: à dix centimètres de son nez, un masque blanc : derrière les trous du masque Brume aperçut un regard attentif et comme un froncement de sourcils.
- Vous n'êtes pas comme les autres, dit le personnage en blanc.
- En effet, j'ai remarqué ça, répondit Brume.
- Auriez-vous trouvé la Réponse ?
- La réponse ? A vrai dire, je ne me pose même pas la question.
- Impossible, Personne n'échappe à la Question. Je me trompais. Vous êtes exactement comme nous. Vous ne savez pas qui vous êtes.
- Pas du tout, en effet. Mais je ne suis pas comme vous. Je ne porte pas de masque, je ne me déguise pas en fantôme, je ne tourne pas en rond dans cet enclos. Pourquoi faites-vous cela ?
- Nous voulons comprendre. Nous ne supportons pas de ne pas comprendre.
- Et cela ne vous gêne pas d'être enfermés dans cet enclos ?
- Qui vous dit que nous sommes enfermés ?
- Vous n'avez jamais eu le désir de regarder de l'autre côté de la palissade ?
- Qui vous dit qu'il y a quelque chose derrière cette palissade ? Décidément, je vous plains d'être si peu conscient de la dimension tragique de votre existence.
Brume se demanda si l'homme n'allait pas se mettre à pleurer. Mais non. Il le plaignait, certes, mais juste un petit peu, juste pour avoir le dernier mot. Accaparé par la quête de son moi il ne pouvait s'intéresser qu'à lui-même.
- Ça suffit, dit Brume, assez fort pour être entendu de tous ceux qui passaient devant lui. Ce n'est pas ce que je suis qui m'importe, mais ce que je veux.
Sur ce, d'un léger coup d'épaule, il renversa la clôture et s'éloigna sans se retourner, vers les premières lueurs du jour qui venait.
Jeudi 24 janvier 2008 à 11:05
Monsieur Brume vous semble être un homme sage et, à l'instar de tous les sages, un homme heureux. C'est assez juste, à première vue, disons.
A dire le vrai, heureux, Brume l'est certains jours plus que d'autres. Donc, vous l'aurez compris, certains jours un peu moins, voire beaucoup moins que d'autres.
C'était notamment le cas lorsqu'à l'improviste surgissait ce boulet de Malodo, un Milanais volubile, un pur Lombaire.
Brume ne se souvenait plus du jour où pour la première fois Malodo lui avait imposé sa présence. Vraiment, à cette occasion, il avait manqué de fermeté ; Malodo avait aussitôt tiré parti de cette faiblesse, sachant parfaitement qu'il suffit d'une première fois pour autoriser tous les abus ultérieurs. Depuis lors, chaque année, au moment où Brume s'y attendait le moins, ce malotru s'introduisait sournoisement dans son appartement, se glissait à pas feutrés dans son dos et, parvenu à quelques centimètres de lui, signalait brusquement sa présence en hurlant : « Surprise ! Tu ne t'attendais pas à ma viste, ingrat que tu es. Mais rassure-toi, moi, je ne t'ai pas oublié ! » Cette plaisanterie puérile, indéfiniment répétée, produisait chaque fois un effet spectaculaire : Brume restait cloué sur place !
Malodo se faisait passer pour le meilleur et le plus fidèle ami de Brume et s'installait chez lui sans vergogne pendant une semaine ou deux, avant de disparaître, le temps de se faire un peu oublier. Brume avait beau le snober en feignant de ne pas le connaître, lui faire la gueule ou se mettre carrément en colère, Malodo encaissait sans broncher les remarques les plus désobligeantes, restait sourd aux menaces et souriait benoîtement tandis que Brume l'insultait. Il s'incrustait. Pire, il creusait littéralement son trou, déplaçant les meubles, rayant les parquets, cassant les bibelots.
Brume, le sage Brume, l'heureux Brume était vaincu. Il n'avait plus d'autre choix que de surveiller ce mordeur de nerfs, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de faire servilement le dos rond afin de limiter les dégâts. Il se pliait – littéralement – à tous ses caprices. Accaparé par Malodo, il cessait d'écrire et ne répondait même plus au téléphone.
Samedi 5 janvier 2008 à 22:05
Etrange expression ! Si je comprends bien ce qu'elle veut dire, un jour un camion arrive devant ton immeuble, on sonne à la porte. Tu ouvres un peu méfiant, car tu n'attends rien. Devant toi, un type en salopette un peu fâché d'avoir poireauté sur le palier pendant que tu t'habillais vite fait.
« Un instant, j'arrive ! » que tu disais en bouclant ton pantalon. « C'est pourquoi ? », tu demandes. « Un colis », il te répond.
« Mais je n'ai rien commandé… »
« Ça je ne veux pas le savoir. Je dois livrer ça chez vous, et au cinquième encore, sans ascenseur, pourriez dire merci. Je livre. Le reste, c'est pas mes oignons »
Il te fait signer le reçu et abandonne le paquet devant la porte. « Et merci pour le pourboire ! » Et, tout con devant ce gros carton, tu penses : « Et quoi encore ! »
Tu vas chercher un cutter, tu ouvres et là-dedans, qu'est-ce que tu trouves, plié en quatre : toi-même !
Ce n'est pas très convaincant comme histoire ?
Alors je reprends.
Tu es né(e) un beau jour, tes parents t'ont accueilli(e) avec plus ou moins d'enthousiasme, ils t'ont lavé(e), nourri(e), baisouillé(e), tripoté(e), scolarisé(e), engueulé(e), traité(e) de tous les noms. Et un beau jour, tu as fait tes bagages, tu t'es pris(e) toi-même sous le bras gauche, ou le droit, et via !
Tu t'es engueulé(e) avec d'autres comme toi pour une petite place sur le banc de nage de la grande galère, tu t'es logé(e) dans un carton à chaussures.
Bref, tu étais tout à la fois le livreur, le paquet et le destinataire. C'est cela, être livré à soi-même. Tu comprends mieux, maintenant ?
Et tu te plains ? Pourtant, la maison t'a fait une fleur : la livraison est gratuite.
Bon, dégage maintenant, avec ton paquet.
Tu ne vois pas que tu encombres ?
Et n'oublie pas qu'à l'échéance, la maison ne prend pas en charge les frais d'élimination.
Mercredi 19 décembre 2007 à 12:11
Pour faire écho au bel article que Plaiethore a consacré à Zouc, quelques mots d'elle, extraits de Zouc par Zouc, entretien avec Hervé Guibert, Gallimard.
Je ne me suis jamais résolue à ne pas voir ce que d'autres yeux peuvent voir.
Je voulais voir la vie par mes yeux, aller moi-même dans la vie et voir moi-même d'abord. C'est pour ça que je me suis retrouvée à seize ans complètement ignarde, toujours la plus vilaine et la plus bête. Mais je sentais le danger de s'imbiber d'idées qu'on n'a pas ressenties. Et j'avais un secret qu'on ne pouvait pas me prendre : je connaissais ce qu'il y avait derrière les apparences chez les gens.
Tout ce que je vis, un événement, un regard ou simplement la vue d'une femme dans un train qui mange un biscuit, je le reçois dans la peau, ça me remplit de bonheur, d'horreur ou de dégoût, ou je ne comprends rien et je me pose mille questions, et immédiatement j'ai besoin de le partager.
Quand je cause avec autrui, je suis l'autre, je ne vois que l'autre. c'est pour ça que j'ai un problème avec la solitude : quand je suis seule, j'ai tendance à aller de temps en temps devant le miroir pour voir qui est avec moi.
A force de ma traîner dans les hôpitaux et les asiles psychiatriques, d'écouter parler les médecins et les malades, j'ai très vite réussi à dresser mon état clinique. Je ne suis quand même pas qu'une obèse qui a besoin d'être aimée. La réaction d'une partie des spectateurs m'a révélé une chose dont je me doutais vaguement, qui est une force lointaine violente, qu'on appelle hystérie. Les hystériques se reniflent très vite, il y a des codes inconscients qui passent par le corps.
La phrase la plus comique pour moi, c'est quand les gens me demandent :
« Mais, au fond, Zouc, c'est qui ? », et qu'ils ajoutent : « Quand est-ce que vous jouez et quand est-ce que vous ne jouez pas ? » C'est charmant, parce que dans la vie, je joue avec la vie et, sur scène, je montre la vie. Il y a une nuance.
… et après avoir aimé l'image, ce qui m'a intéressée était de voir comment on faisait voir.
Après plusieurs années de pose, je me détestais toujours dans le miroir, et j'adorais ma tête vue par le peintre. Un beau jour je me suis dit : Si lui me voit vraiment comme ça, c'est le principal. Quand maintenant je pense à mon image, je me vois d'après sa peinture.
Photographies www.zouc.org
Dimanche 16 décembre 2007 à 13:04
M. Brume, enfant, n'appréciait pas du tout d'être cloué au sol, alors que même les mouches peuvent voler. Cela lui paraissait parfaitement anormal. Il était si beau de batifoler dans les airs que les rampants ne pouvaient être tels que par erreur. C'était juste qu'ils n'avaient pas réussi à trouver le truc.
Cette fâcheuse tendance à coller au parquet, si contraire à nos aspirations véritables, n'était probablement qu'une mauvaise habitude et les mauvaises habitudes, répétait Mme Brume mère à journée faite, on les corrige. M. Brume, enfant, réfléchit prodigieusement et son cerveau accoucha d'une théorie très simple.
Quand on saute en l'air, on retombe, c'est vrai, mais ça prend toujours un certain temps. Alors si l'on fait vraiment très vite…
Bref! Tu lèves la jambe gauche (ou la droite, peu importe) comme pour poser le pied sur le premier barreau d'une échelle et, tout de suite, mais alors tout de suite, avant d'avoir eu le temps de retomber, tu lèves très vite la l'autre jambe au niveau du deuxième échelon. Puis, toujours à la vitesse de l'éclair, tu recommences. Si tu es suffisamment rapide, forcément, tu monteras. La théorie était des plus simples. Elle présentait juste deux points problématiques : c'est très fatigant de monter comme ça, alors comment parvient-on à rester en l'air quand on est crevé ; mais surtout, une fois arrivé tout en haut, comment peut-on bien redescendre sans se casser la figure ?
Comme on le voit, dans sa prime jeunesse, M. Brume était nettement plus doué pour le rêve que pour la physique !
Il s'exerça longtemps, en vain. Oh, la raison de l'échec était très simple et ne mettait pas vraiment en cause sa belle théorie : il n'était jamais assez rapide pour prendre son corps de vitesse et compenser l'obstination que celui-ci manifestait à rejoindre le sol.
De guerre lasse, un beau jour, il mit un terme provisoire à ses essais et décida d'oublier sa théorie : c'était encore la meilleure manière de la tenir à l'abri d'un démenti formel.
Mais, hier, soir, aux environs de 21 heures, il s'en souvint. D'abord, il en sourit : on n'est pas sérieux quand on a cinq ans ! Mais, sur le point d'en rire tout à fait, il eut une soudaine révélation qui le laissa perplexe. D'accord, pour voler comme les oiseaux, sa théorie ne valait pas un sou. Pourtant, reléguée dans le coin le plus perdu de sa mémoire, elle n'avait jamais cessé d'opérer. Plus encore – c'était là ce qu'il venait de comprendre - elle gouvernait sa vie. Ce n'est pas ainsi qu'on fait l'oiseau, mais c'est ainsi qu'il avait vécu, tout simplement.
On lance une idée, une parole, une espérance, comme une volute de fumée dans l'air, et juste avant qu'elle se dissipe, on s'y accroche, juste le temps d'en lancer une autre un peu plus loin : comme une fusée dans la nuit; juste avant qu'elle ne s'éteigne, on en lance une autre, c'est un pied de nez au néant. Dans un univers mental ou tout point d'appui flotte dans le vide, c'est ainsi qu'on se meut. Et si ça fait rire, tant mieux : c'est bien qu'on en rie.
Et tant pis si l'on tombe, puisque le vide est partout: Tu dis que je tombe et moi je prétends que je vole. Où est la différence ? Quant à la chute finale, vous la connaissez, et, comme Brume, j'ose l'espérer, vous vous en foutez complètement.