Dimanche 30 septembre 2007 à 11:15

A Maud96 pour cet article et pour tant d'autres.

Je pense à Voltaire, ou à Diderot, deux des esprits les plus éclairés du XVIIIe siècle. Je m'imagine rencontrant l'un ou l'autre, avec au creux de ma main cette clé USB qui peut contenir toute l'Encyclopédie. Je me vois signalant que de nos jours l'Amérique n'est plus qu'à sept heures de voyage de l'Europe, que l'on peut se trouver en même temps ici et à l'autre bout du monde par la parole et par l'image. Pour un homme du XVIIIe siècle, dont nous lisons les œuvres et dont la pensée nous éclaire encore, ces choses-là ne sont simplement pas pensable. Et je peux imaginer mon interlocuteur essayant de savoir quels esprits ont bien pu concevoir ces merveilles et quels hommes en être les utilisateurs. Il est impossible en effet qu'un homme des Lumières, découvrant avec ivresse un si grand progrès des sciences et des techniques, ne se représente pas les usagers d'Internet comme des surhommes, et toute société dotée de si stupéfiantes merveilles comme le Paradis sur terre. Non pas à cause du progrès technique, mais parce que, vu du XVIIIe siècle, un tel bond en avant est simplement inimaginable sans l'éradication de la misère et de la violence, sans l'avènement d'une société pacifique et harmonieuse, peuplée de gens prodigieusement sages et cultivés.
Décidément, il y a quelque chose qui cloche.


Lundi 24 septembre 2007 à 19:05


Il y a des gens qui disparaissent d'un jour à l'autre. Ils étaient indispensables là où ils étaient, à leur travail, dans les quatre murs de leur maison, au bistrot du coin. Et voilà que, sans crier gare, ils disparaissent. D'eux, plus rien ne subsiste, même pas un cadavre, On croit qu'ils sont devenus fous. On aimerait qu'ils le soient, parce que tirer ainsi sa révérence, ça fait peur. Pourtant, ils vont bien quelque part. Prenez Dieu, par exemple.
Ça fait bien longtemps que personne ne l'a aperçu à sa place habituelle, que personne ne l'a entendu, que ses zélateurs déconnent. Et s'il en avait eu marre, tout simplement ?
C'est curieux tout de même, on n'imagine pas un dieu qui disparaîtrait un beau jour, qui tirerait un trait sur sa divinité, qui déciderait que décidément les dieux peuvent aussi bien ne pas exister et qui, mettons, viendrait s'établir aux frais de la Sécu dans un modeste HLM de banlieue. Imaginez quelques fidèles – c'est le cas de le dire – qui l'auraient connu du temps qu'il était Dieu et qui l'auraient suivi, pas tellement par dévotion, mais par sympathie, comme on peut rester attaché à un souverain en exil. Ils lui apporteraient de temps en temps une bonne bouteille et, lui, il raconterait de vieux souvenirs du temps de l'éternité.
Pour tout le reste, il serait devenu un de ces personnages sans relief, une de ces ombres que l'on croise dans la rue. Ces ombres, je suis sûr que jamais vous ne nous êtes demandé qui elles représentent, parce qu'il vous importe qu'elles ne restent que des ombres, des êtres fortuits, non nécessaires, les intermittents du spectacle de votre vie.
Imaginez Dieu qui se rendrait à l'église après le tiercé, comme ça, rien que pour se marrer !


Mercredi 12 septembre 2007 à 20:02


Il arrivait parfois à Monsieur Brume, un peu n'importe où, un peu n'importe quand, d'assister à l'effondrement du monde. Toujours à l'improviste, comme un passant qu'un plaisantin surprend en surgissant de l'ombre, il était saisi d'une sorte d'épouvante intérieure. Un exemple vous aidera à comprendre cela. Imaginez, dans une salle obscure, un spectateur fasciné par un film extraordinaire. Et voilà que, d'un coup, toutes les lampes de la salle s'allument. Le monde imaginaire du film éclate comme une bulle ; ne demeurent plus que quelques ombres pâlies sur un écran, une salle au décor quelconque, des fauteuils poussiéreux, et des âmes égarées qui rechignent à retrouver leur corps.

Sauf que pour Monsieur Brume, c'était souvent en pleine lumière, au cœur du réel, dans un moment de belle insouciance, que le monde lui envoyait un coup de pied au derrière. Une déchirure se faisait soudain, un gnome surgissait, poussait un cri obscène, tirait la langue, lâchait un pet et disparaissait aussitôt. Rien de tellement spectaculaire, mais juste ce qu'il faut pour jeter le doute sur la vie, l'histoire, la civilisation, la culture, la science, l'effort humain.
Une fraction de seconde et tout cela ne semble plus qu'une immense plaisanterie, une accumulation fortuite de rognures.  Rien ne tient plus à rien, le ciel bleu n'est plus qu'un rideau sale, le paysage un décor miteux, les gens des pions et Brume un parfait inconnu.

Eh oui ! Monsieur Brume, l'impeccable employé du gaz, le déchiffreur passionné de grimoires, le grand amateur de théories absconces, le citoyen discret d'une nation grandiose n'était plus à ses propres yeux qu'un mirage tremblotant, un miroir brisé.
Et s'il n'était en fin de compte que la pensée d'un autre ? Si les mots qu'il croyait siens n'étaient que les répliques d'une pièce absurde écrite par un fou ? Si le monde qui nous fascine n'était que le décor d'un théâtre de sous-préfecture ? S'il était un autre ? S'il n'était personne ? Où trouverait-il un lieu pour s'asseoir, une raison d'être ?
Il vacillait un moment au bord du gouffre, puis son visage s'éclairait :

"Il me resterait encore la musique !"


Jeudi 6 septembre 2007 à 15:16


- On croit que le monde existe tel qu'on le voit. Que c'est donc tout simple. Tout le monde croit cela. La science repose sur cette croyance et, apparemment, ça marche.
- Eh bien, puisque ça marche, ce n'est pas une croyance, c'est la réalité. Alors ne coupe pas les cheveux en quatre. Fiche-moi la paix avec tes conneries!
- Donc, si c'est si simple, tu es donc prêt à admettre que tu es exactement tel que je te vois ? Alors, là, je te plains ! Et si, toi, tu te vois exactement comme je te vois, alors je te plains encore plus !
- Tu peux pinailler tant que tu veux, mais reste poli ! Tu ne peux pas me voir comme moi, je me vois, parce que mes yeux, ils sont à l'intérieur de moi, que je vois avec, ce qui fait que, eux, je ne peux pas les voir. Et à cause de ça, je vois très mal mon nez, pas du tout ma bouche, ni mes oreilles, ni mon dos ni mon derrière, et je m'en fous. Tout ça c'est simplement parce que c'est moi. Tout le monde sait ça. Et de toute façon, si je ne vois pas mon derrière, je sais une quantité de chose sur moi que tu  n'imagines pas et que je ne te dirai jamais. Tu ne peux voir que mon corps. Et même, tu ne le vois pas vraiment, mon corps, parce que je suis habillé. Tu ne sais pas comment je suis sous mes habits, tandis que moi, oui. Et toc !
- Oh ! tu peux garder ça pour toi, sans façon ! Pour ce qui est de toi et de moi, tu as peut-être raison. L'exemple était mal choisi. Mais tu comprendras mieux avec une personne qui ne soit ni toi ni moi. Regarde, à la terrasse du café, de l'autre côté de la rue : la jeune fille.
- Je la vois, on dirait Gertrude.
- C'est Gertrude, sans aucun doute. Alors, ça nous fait combien de Gertrude ?
- Pardon ?
- Tu crois qu'il n'y en a qu'une, mais pour nous qui discutons de Gertrude, il y en a deux : celle que tu vois et celle que je vois.
- C'est malin ! Comme ça, elle ne s'ennuie jamais, Gertrude. La tienne peut bavarder avec la mienne. En plus, je suis sûr que c'est de nous qu'elles parlent toutes les deux.
- Arrête de déconner. Nous savons, toi et moi que nous voyons chacun une Gertrude. Le constat tient en une toute petite phrase; mais la phrase ne nous dit pas si nous voyons voyons exactement la même chose, ni quel contenu mental nous plaçons sous ce nom de Gertrude.
- Gertrude ? un contenu mental ?
- Non, mais je rêve ! Tu n'as pas honte ?
- Pas du tout, mais ça ne fait rien. Continue, mais parle un peu moins fort, elle s'est retournée.
- Elle va nous voir.
- Elle nous a vus.
- Et merde ! ce n'est même pas Gertrude !


Lundi 3 septembre 2007 à 17:02


On répétait en boucle autour de lui : droits de l'homme, respect humain, action humanitaire !

Alors il se disait… je suis un être humain, j'ai des droits, je suis respectable, je mérite qu'on fasse quelque chose pour moi…
Et il voyait bien que cela n'avait pas de sens.
Il ne pouvait tout de même pas aborder les passants dans la rue en leur disant : Je suis un être humain, parce que les autres lui répondraient simplement « Et alors ? »
Pour être reconnu, il aurait fallu autre chose : frapper, violer, voler, lancer des bombes  par exemple, ou inspirer de la pitié. Manque de pot, il était timide ; et s'il était effectivement pitoyable, il était surtout moche et sale.
Il était un être humain, mais juste cela, strictement, rien de plus.
Cette qualité pourrait avoir un sens parmi les vaches, les moutons ou même les lions, à condition que les vaches, les moutons ou les lions fussent capable de comprendre… Mais que devient l'humanité en général dans la grande cohue des humains en chair et en os ? Peut-on s'intéresser à quelqu'un d'inintéressant sous le seul prétexte qu'il est humain ?
Accordée à tous, ne coûtant rien, puisqu'elle n'est contestée à personne, la belle humanité ne vaut pas un pet de lapin.
Faudra trouver autre chose.


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