Mercredi 14 février 2007 à 11:22


Franchement ! Annoncer des temps difficiles et en appeler à un renouveau de la poésie, ce n'est pas un peu bizarre comme démarche ?
Si l'urgence est si grande, ne faut-il pas au contraire planter là toutes ces futilités et se concentrer sur l'essentiel : le maintien du pouvoir d'achat, la sauvegarde de l'emploi, les techniques de survie, l'art d'accommoder les restes ?


La poésie est de toutes les expressions celle qui nous rapproche le plus de nous-mêmes. Or, ce dont nous avons le plus besoin, quand s'annoncent des temps difficiles, c'est justement et avant toute chose, de nous retrouver tels que nous sommes.

Il y a longtemps que nous ne touchons plus terre, que nous sommes entièrement pris en charge, distraits, amusés, mus de l'extérieur. Même plus manipulés par de méchants manipulateurs : simplement tenus loin de nous-mêmes par la Grande Machine qui se tient elle-même. Forme extrême, indépassable, de la servitude consentie.
Or, aujourd'hui, la grande machine est à bout de souffle et l'océan d'artefacts qui nous soutient pourrait se vider d'un coup. Il est urgent de savoir si nous sommes à ce point dissous dans les illusions de notre pauvre mode de vie que nous nous évacuerons avec lui lors de la grande vidange, ou s'il peut encore rester de nous quelque chose pour après.

Pour le savoir, un grand tri intérieur s'impose, pour extraire notre parole propre de tout ce qui parle en nous et par nous, modèle nos désirs, programme nos habitudes.

Pas de malentendu ! il ne s'agit pas de ce mettre en quête de je ne sais quelle Authenticité fantasmée, de je ne sais quelle Vérité cachée, d'aller chercher la Nature derrière la culture, et encore moins d'opposer l'Individu sacré à toute société forcément mauvaise.

Il s'agit seulement parmi tant de voix d'identifier celle qui peut le mieux dire je en nous, pour revenir à nous-même et à partir de nous-même nouer de nouveaux liens.

* * *

Non, n'essaie pas de penser, dis plutôt.
Tu crois penser, mais ce sont mille autres qui pensent en toi, mille autres que toi, et tu dévides comme des  rubans des pensées déjà cent fois pensées. Tu crois être toi, mais tu n'es qu'un chaland qui suit le courant du fleuve rempli à ras bord d'une cargaison qui ne t'appartient pas.

Tu as rendez-vous avec toi-même au cœur de l'histoire du monde qui toujours commence.

Laisse-toi tomber dans le puits intérieur jusqu'à la vase noire où sommeille le cri,  qui s'éveillera par ta bouche, trouvera ses mots, et enfin ce sera toi.

Alors tu seras de taille à toiser le réel, tu prendras la mesure exacte de ton pouvoir.

On n'arrête pas d'un regard les trains aveugles ; on n'inverse pas le cours des fleuves ; mais dans l'agonie de ce monde, essaie de trouver l'amorce d'une histoire neuve.


Jeudi 8 février 2007 à 0:17


Dans ma tête bien souvent, ça ne pense pas, ça crie, ça aboie, ça mord, ça chahute. Mes pensée (appelons ça des pensées) sont comme les chiens d'une meute au chenil. En apparence, c'est un terrible désordre ; moi-même, je m'y retrouve avec peine. Pourtant, ces chiens obéissent entre eux à une hiérarchie rigoureuse et, ensemble, ils forment bel et bien une meute prête à se concentrer tout entière sur une proie, une seule, pourvu qu'on la lui désigne, ce qui n'arrive pas si souvent, hélas ! 

L'autre jour, une de ces pensée un peu folle, hâtivement sevrée, s'est échappée et s'est mise à courir bruyamment par la ville. J'étais bien incapable de savoir ce qui en résulterait. Eh bien, elle m'est revenue triomphante tenant en sa gueule un beau chapelet de solides commentaires.

Alors, puisque c'est comme ça, on continue !

Il sera donc question de poésie ?


Assurément : de la poésie, de son sens, de sa manière. Mais pas d'emblée, parce qu'à mes yeux la poésie, si importante soit-elle, reste entièrement subordonnée à la vie, dont elle procède, à laquelle elle doit tout, dont elle n'est que l'expression la plus intense et, quoi qu'on puisse en dire, la plus lucide. Je m'inscris donc en faux contre toute tentative d'isoler la poésie, d'en faire un refuge contre la vie, une alternative, une échappatoire. Vous me direz que ce n'est qu'une opinion et qu'on s'en affranchit bien facilement. Peut-être, mais cette opinion, je l'assume entièrement : la poésie qui ne procède pas d'une pleine présence au monde et d'une conscience suraiguë du réel n'est qu'un faux-semblant.
Et même, dire « la vie », c'est encore bien trop vague. Point de vie qui ne soit insérée dans l'histoire, liée à un ensemble de circonstance, à un complexe de représentations, à une vision de l'avenir.

Et c'est là qu'il y a beaucoup à dire, c'est de là que je partirai.
Il me paraît évident que notre civilisation, cette manière de penser l'humanité qui nous est propre, touche à sa fin. L'effondrement est proche ; il sera probablement rapide et brutal. Il prendra tout le monde au dépourvu, et pourtant, plus tard – en admettant qu'il y ait un « plus tard » -, on s'exclamera : c'était si évident ! Si nous ne l'avons pas prévu, c'est que nous ne voulions pas le prévoir.

Selon toutes les apparences, c'est maintenant la fin de la grande utopie technicienne, selon laquelle le développement sans limite des forces productives induirait un mouvement de civilisation et de progrès, garantissant à tous les hommes la prospérité et la liberté dans l'esprit des Lumières. Nous en sommes à peu près certains aujourd'hui : cette belle utopie ne se réalisera jamais. La prospérité, la liberté, l'espérance d'une vie pleinement humaine ne seront jamais ensemble et pour tous au rendez-vous.
Mais surtout, il faudrait un miracle – une découverte scientifique extraordinaire -  pour que cette épopée technicienne redevienne simplement compatible avec les ressources de notre planète. Miser là-dessus, en l'état actuel des choses, c'est s'en remettre à une croyance et non plus à une prévision réaliste, ce qui nous met en contradiction avec la logique même de la civilisation que l'on prétend sauver. Alors, de deux choses l'une : ou bien l'humanité s'éteindra purement et simplement, ou bien son histoire prendra une nouvelle direction dont les caractéristiques nous échappent complètement aujourd'hui. En tout état de cause, ce moment critique, dont témoigne d'ores et déjà l'évolution précipitée du langage et de nos représentations (j'y reviendrai), nous contraint à repenser la vie et donc la poésie dans sa définition même.


Samedi 3 février 2007 à 15:15


N'appelle pas à la rescousse ces mots désormais vides de sens
comme village, chemin creux ou paix du soir, qui ne sont plus ni d'ici ni de maintenant.
Mots d'enfance, accessoires trop jolis d'une enfance rêvée qui n'a jamais eu lieu.

Le nostalgique n'est pas ta langue, ni le retour aux origines.

Renonce à dire je me souviens, même si tu te souviens.
Renonce à  dire je regrette, même si tu regrettes.
Renonce à dire c'était mieux avant, même si c'était mieux avant.
Ne capitule pas devant le présent même s'il nous tient, le couteau sous la gorge.
Car demain qui s'annonce dans un fracas de moteurs, nous portera encore plus loin, bien loin de ces enfantillages.

Pour les mots, admets banlieue, béton, autoroute, parce que tu as le nez dessus, et bagnole, béton, télé, tournante, couvre-feu, canicule.
Vois ce qu'on peut encore faire avec quelques grands incertains comme amour, volonté, pouvoir, quelques grands impossibles comme bonheur ou progrès, et fais l'impasse sur ceux qui sont déjà tombés, comme innocence ou humanité.
Et si l'on ne peut plus tirer de ça la moindre poésie, soit ! Qu'il n'y ait plus de poésie !
Je renoncerais bien volontiers à la poésie pour un euro d'espérance,
pour dix centimes d'avenir.


Dimanche 21 janvier 2007 à 0:39


C'est un bus étrange. Une ligne imprévisible, qui trace elle-même son itinéraire jour et nuit, jamais le même d'un jour ou d'une nuit à l'autre, s'arrêtant comme au hasard, tantôt ici, tantôt là. Nous, les passagers, ne sommes pas les maîtres du trajet et le chauffeur reste invisible.

Ce bus, j'y suis monté un jour, il y a très longtemps. J'étais jeune, à peine libéré des balbutiement de l'enfance. Je l'attendais, il s'est arrêté, je suis monté. Et moi qui n'avais encore souci que de moi-même, je n'ai pas relevé le fait qu'un vieillard devant moi s'était levé pour me céder sa place. Car dans ce bus ce sont les plus vieux qui se lèvent pour laisser s'asseoir les plus jeunes. A chaque arrêt, un passager embarque et un autre descend. La porte pour monter se trouve devant, à l'arrière celle pour descendre. Personne ne se trompe jamais, car l'erreur sur ce point n'est pas dans l'ordre des choses.

De ce bus, on ne s'évade que par moments, si l'on ferme les yeux. On peut alors concevoir l'illusion d'une vie pleine de passions, d'un métier chargé de responsabilités. Mais dès qu'on les rouvre, on se retrouve à sa place, inconfortablement assis, sans mot dire, le  regard tourné vers la fenêtre à contempler les secondes et les minutes qui tombent du ciel et recouvrent le sol comme les feuilles des arbres en automne, comme la neige en hiver.

Un jour, ou une nuit, je verrai monter une belle jeune fille ou un très jeune homme, qui me désignera sans le savoir. Et ce sera mon tour de lui céder ma place.


Mercredi 17 janvier 2007 à 23:48


Je fais assez souvent le rêve de monter par erreur dans un train, de sentir qu'il se met en marche, d'être empêché d'en redescendre et de me trouver embarqué sans ticket, dans une course sans retour.

Ce rêve plonge naturellement ses racinces bien loin dans l'enfance. Il faut dire que, pour rentrer de l'école à la maison familiale, très tôt dans ma vie j'ai eu affaire aux transports publics.

Ma mère avait une vision assez personnelle de l'éducation. Quand j'ai eu cinq ans, à l'occasion de ma première rentrée en maternelle, elle m'a accompagné jusqu'à l'école, s'est arrêtée devant un groupe de gamins qui sanglotaient et m'a tout de suite annoncé la couleur: « Toi, tu ne feras pas comme eux ! »
Ensuite, elle m'a livré à la maîresse comme un paquet – heureusement, la maîtresse était gentille – puis, la transmission des pouvoirs étant accomplie une fois pour toutes, elle a pris congé : « Maintenant, tu connais le chemin. A tout à l'heure et ne traîne pas en route ! »  Personne, depuis lors, ne l'a jamais revue aux abords de l'école.

Sur le moment, cela ne m'a pas frappé: c'était parfaitement normal, puisque c'était elle; au demeurant, j'étais parfaitement heureux.

Tout de même, de la maison jusqu'à l'école, cela faisait en gros deux kilomètres à travers un territoire mal pacifié, peuplé de chiens aboyeurs, de voleurs de goûter et d'escamoteurs de bonnet (en hiver). Par chance, assez rapidement j'ai obtenu le privilège exorbitant de rentrer en train pour la modique somme de dix centimes (à n'égarer sous aucun prétexte !), dans ces petits wagons de troisième classe aux banquettes de bois qui empestaient le cigare.

Il importait d'être à l'heure sur le quai (qu'est-ce que j'ai pu courir!); mais surtout, le trajet accompli, de ne pas oublier de descendre, parce que, trois cents mètres après la station, la voie faisait un virage mystérieux où les trains disparaissaient irrémédiablement : la locomotive d'abord, puis les petits wagons verts, et enfin le fourgon qui fermait la marche, avec sa lanterne rouge.
 
Mon angoisse, ce n'était pas de manquer l'arrêt, mais d'être retenu à bord pour une raison inconnue, paralysé comme dans les cauchemars. Le pire aurait été d'oublier dans le wagon mes gants ou mon écharpe, tous deux amoureusement tricotés par maman. Il m'aurait alors fallu remonter en catastrophe dans le train, qui se serait aussitôt remis en marche, me propulsant vers l'inconnu, et sans ticket ! Et il aurait fallu échapper au contrôleur, descendre à la station suivante qui devait se trouver à cent kilomètres au moins, puis rentrer à pied… par quel chemin ? grands dieux ! Rien que d'y penser tout le long du trajet, je m'angoissais tellement que là, du coup, je me trouvais bien à deux doigts… d'oublier de descendre !

Puis le temps a passé ; les choses se sont arrangées. J'ai fini par savoir ce qu'il y avait au-delà du fameux virage, j'y suis même allé parfois, délibérément, puis j'ai complètement cessé d'y faire attention. Au fil des ans, mon univers personnel a gagné en étendue et en uniformité; il est devenu prévisible et a perdu tout mystère. Des trains plus imposants m'ont emmené quotidiennement du bourg à la ville et de la ville au bourg. Les petits wagons verts sont partis à la ferraille et j'ai fini par m'établir bien loin du chemin de fer. Seuls les rêves me sont restés.


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